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Sep

Les intrants sont disponibles, mais ils coûtent plus cher

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Auteur:  
Eric Bérard

Julie White est entrée en poste à titre de PDG de Manufacturiers et Exportateurs du Québec le 20 janvier dernier, alors que débutait la crise tarifaire lancée par l’administration Trump.

Tout un baptême de feu.

« Ce sont des temps pas faciles, mais ça a été aussi de beaux défis », dit-elle en entrevue au Magazine MCI au sujet de son entrée en scène.

Elle résume l’impact des tarifs en un mot : incertitude.

« C’est vraiment une grande période d’incertitude. Les entrepreneurs prennent un pas de recul, attendent d’avoir un peu de stabilité. »

L’une des craintes a été une perturbation généralisée des chaînes d’approvisionnement. Parce que pour qu’une usine vende ses produits au Canada ou les exporte aux États-Unis, encore faut-il qu’elle puisse s’approvisionner en matières premières à transformer.

La bonne nouvelle, c’est que le robinet ne s’est pas tari. La mauvaise nouvelle, c’est que les contre-tarifs imposés par le gouvernement canadien aux produits américains ont fait mal à plusieurs entreprises manufacturières d’ici, qui paient désormais plus cher pour leurs intrants venant des États-Unis.

« Je parlais à une entreprise ce matin : 115 000 $ de plus dans ses intrants dans les deux derniers mois à cause des contre-mesures. C’est vraiment une préoccupation », explique Mme White.

MEQ et d’autres regroupements d’affaires ont fait des représentations auprès du gouvernement Carney afin que seuls des produits finis soient visés par les contre-tarifs canadiens, justement pour éviter cette flambée des coûts des intrants. Ils n’ont pas eu l’oreille du premier ministre, manifestement.

Par contre, plusieurs industriels d’ici ont déjà commencé à revoir leur chaîne d’approvisionnement pour faire affaire avec des partenaires qui ne sont pas visés par les tarifs canadiens, soit des entreprises canadiennes ou d’ailleurs qu’aux États-Unis.

Parmi les intrants où il y a le plus d’enjeux, Julie White cite tout ce qui est métaux, et certains plastiques également.

Le Québec et le Canada devraient-ils alors viser une forme de « souveraineté métallique » comme on parle de souveraineté alimentaire, en faisant plus de transformation locale, avec plus d’alumineries, d’aciéries?

« On a de très bons joueurs dans les deux domaines que sont l’acier et l’aluminium. Les Rio Tinto, Alcoa, Alouette, ArcelorMittal, ce sont des membres chez nous », dit Mme White dans un premier temps.

« Est-ce que c’est réaliste de penser à ajouter des aciéries supplémentaires? C’est une question qui mérite d’être analysée », ajoute la dirigeante de MEQ.

Enjeux de planification

Revoir une chaîne d’approvisionnement, ça ne se fait pas en claquant des doigts. Ça prend du temps et ça bouscule la prévisibilité des affaires.

« C’est clair que la situation actuelle cause d’énormes enjeux de planification. En ce moment, une des choses qu’on nous dit le plus, c’est qu’il y a un gel d’investissements, un gel des projets parce qu’on ne sait pas comment la situation va évoluer », explique Julie White.

Il y a donc quelque chose comme de la stagnation dans l’air, ce qui est normal selon elle puisque les entrepreneurs veulent prendre le temps d’analyser la situation.

Pourtant, Mme White estime que cette insécurité ne doit pas être un frein à la croissance.

« Il faut essayer de voir comment on est capables de faire le “switch”. Les entreprises qui ont des projets qui sont prêts, c’est probablement le temps, là, d’y aller malgré tout. De voir les opportunités de financement, notamment des gouvernements. »

« Il ne faut pas voir tout négativement. Il faut juste essayer de trouver comment on est capables, actuellement dans le discours, de passer de la stagnation à reprendre un peu d’activité pour démontrer la force domestique dans le manufacturier », estime notre invitée.

Main-d’œuvre et travailleurs étrangers temporaires

Malgré l’automatisation qui progresse, le secteur manufacturier québécois continue de manquer de travailleurs pour faire tourner ses machines.

« On est encore dans une situation de pénurie de main-d’œuvre, on est à peu près à 12 000 postes vacants. C’est une situation qui est inquiétante », indique la PDG de MEQ, rappelant par ailleurs que la moyenne d’âge des travailleurs et travailleuses du secteur manufacturier est plus élevée que dans d’autres sphères d’activité.

Selon Mme White, la question des travailleurs étrangers temporaires (TET) est l’enjeu de main-d’œuvre le plus criant en ce moment, en particulier depuis que les gouvernements ont revu à la baisse les seuils d’immigration.

« Les règles qui ont été annoncées l’automne dernier ont nui beaucoup, beaucoup à nos entreprises. Que ce soit en termes de planification, mais aussi de capacité de production, de capacité de remplir des contrats », martèle Mme White.

Pour reprendre une expression populaire, elle estime que le gouvernement a tiré dans la chaloupe de sa propre économie.

« Quand on vit ce qu’on vit avec les tarifs et l’incertitude, ce n’est pas le temps de nuire à nos entreprises. On a des entreprises qui vont bien malgré tout et qui sont prêtes à contribuer à l’économie et qui en ce moment se font couper l’herbe sous le pied parce que les travailleurs qu’ils ont, pour lesquels ils ont mis beaucoup d’investissements, à la fois pour les faire venir, en formation, en francisation, devront partir dans les prochaines semaines, les prochains mois », se désole-t-elle.

« C’est extrêmement préoccupant, particulièrement dans certaines régions », ajoute-t-elle, citant la Montérégie, la Beauce, le Saguenay-Lac-Saint-Jean et le Centre-du-Québec.

« On travaille fort avec les gouvernements pour essayer de trouver des solutions. Ce qu’on demande de notre côté, c’est d’exclure le secteur manufacturier de l’application des règles qui ont été décrétées l’automne dernier. »

« Le secteur est trop important économiquement pour certaines régions, les salaires sont beaucoup plus intéressants que dans beaucoup d’autres secteurs où on fait venir des travailleurs étrangers temporaires et on en a réellement besoin. Il faut que les gouvernements de Québec et d’Ottawa s’entendent là-dessus. »

L’automatisation, pas une baguette magique

Selon Mme White, on ne peut pas nécessairement faire d’adéquation directe entre l’automatisation des processus et un besoin moindre en main-d’œuvre.

« Quand on automatise, qu’on robotise, on n’a peut-être plus besoin de gens pour faire certaines tâches, mais on a besoin de gens pour s’occuper des machines, pour s’occuper des robots. C’est une transformation de la main-d’œuvre », dit-elle.

« J’ai vu des entreprises qui étaient très automatisées, très robotisées, avec de systèmes exceptionnels pour les entrepôts, mais qui ne trouvent tout de même pas de main-d’œuvre et qui ont besoin de leurs travailleurs étrangers temporaires. »

Infrastructures

Avant les dernières élections fédérales, MEQ a transmis sa traditionnelle « liste d’épicerie » aux différents partis.

Au sommet des demandes se trouvait la question des infrastructures, avec un double objectif : faire en sorte que des mouvements de transport optimisés contribuent à l’agilité du secteur manufacturier et que leur accès à des contrats d’infrastructures publiques contribue à leur rentabilité.

Du côté des transports, le plus récent bilan du port de Montréal montre des signes fort positifs, notamment en matière de diversification des marchés.

Au cours de la première moitié de 2025, les volumes de marchandises expédiées vers la Chine à partir du port de Montréal ont bondi de 22%. Des progressions marquées ont également été enregistrées vers l’Espagne (+147%), les Pays-Bas (+11%), l’Afrique (+29%), ainsi que l’Amérique latine, où les navires arrivent 54% plus chargés qu’en 2024. Les volumes vers l’Europe du Nord ont aussi grimpé de 10%.

« Évidemment que c’est un signe intéressant. Quand le port va bien, quand le port augmente sa capacité et est capable d’aider les entreprises à exporter, c’est toujours une bonne nouvelle », analyse Mme White.

Selon elle, le projet d’expansion du terminal de conteneurs à Contrecoeur est crucial.

« Si on n’a pas le projet de Contrecoeur qui arrive rapidement, la croissance va être limitée rapidement dans la diversification des marchés. »

Les dépenses gouvernementales en infrastructures, ce sont aussi des occasions d’affaires pour les usines qui fabriquent du béton ou des poutres d’acier pour les routes et les ponts, mais la présidente de MEQ compte également sur la matérialisation du projet de TGV entre Québec et Windsor.

« C’est des opportunités super intéressantes pour plusieurs entreprises [manufacturières]. Que ce soit pour les wagons, pour les rails, l’ensemble de ce qui va être construit. »

« On a besoin de grands plans d’investissements solides dans les infrastructures pour permettre d’avoir un peu de prévisibilité et c’est aussi une bonne façon pour les gouvernements de dire : “On va les faire ces projets-là et on va les faire avec nos entreprises qui sont établies ici, qui produisent, qui fabriquent au Québec et au Canada. Qu’on utilise nos produits fabriqués au Québec et au Canada dans ces projets-là” », propose Mme White.

Défense et aéronautique

Avec les conflits en Ukraine et au Moyen-Orient et les investissements croissants de plusieurs pays en matière de défense, des entreprises manufacturières pourraient être tentées de sauter dans le train de la production d’armements ou d’autres fournitures militaires.

Mme White souligne toutefois qu’il fait faire preuve de prudence dans les attentes qu’on peut avoir en matière de défense, parce que n’entre pas sur ce marché qui veut.

« Il y a une augmentation des investissements prévue c’est vrai, mais faire affaire dans le secteur de la défense, ce n’est pas facile. Il faut des permis, il y a des règles à respecter », prévient-elle.

Selon la PDG de MEQ, il s’agit d’une opportunité intéressante, mais il faut la voir comme les efforts de diversification des marchés, soit une solution plus à moyen et long termes. D’autant plus qu’il peut s’écouler de longs délais entre l’annonce d’une intention par un gouvernement et la publication d’un appel d’offres réel.

Un peu comme le domaine de l’aéronautique.

« L’exemple que je donne souvent, c’est les pièces d’avions. Ça prend cinq à sept ans homologuer une pièce d’avion. Donc avant de dire “je vais changer de pays où j’exporte mes pièces d’avions”, ce n’est pas si simple que ça », observe-t-elle.

Chose certaine, la priorité des priorités demeure la stabilisation de l’économie.

« Les entrepreneurs, on aime ça avoir de la prévisibilité pour faire des projets. Quand on ne sait pas à quoi le portrait va ressembler dans deux ou trois semaines, un mois, trois mois, c’est sûr que c’est plus difficile de prendre des décisions, d’investissement par exemple », conclut Julie White.

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